Eden-Inferno – Le génie de Michael Cozier

Critique littéraire par Clara Mohammed-Foucault

Michael Gabriel Cozier est né à Icacos, un petit village de pêcheurs situé à l’extrême sud-ouest de Trinité-et-Tobago, juste au large des côtes de l’Amérique du Sud. Après avoir écrit de nombreux livres et nouvelles inspirés par la culture populaire d’Icacos et par sa longue carrière de capitaine de bateau, il reste profondément attaché à ce village, où il possède toujours sa maison.

Clara Mohammed-Foucault, écrivaine bilingue résidant aujourd’hui en France, a vécu à Icacos durant son enfance, et sa famille était proche des Cozier. Elle a pris un immense plaisir à lire les ouvrages de Michael Cozier. Son génie et son talent exceptionnel l’ont inspirée à rédiger la présente critique littéraire de ses œuvres.

 

Entre l’éden et l’enfer –– le génie de Michael Cozier

References—PR, Putting up a resistance; OMY , Out of murky waters, BFB, Bend Foot Bailey; FEBN, Forward ever, backward never; NS, The naughty strike, TYT, I’ll take you there.

[PR, Opposer une résistance ; OMY, Sortir des eaux troubles ; BFB, Bailey au pied tordu ; FEBN, Toujours de l’avant, jamais reculer ; NS, La grève coquine ; TYT, Je t’y emmènerai.]

 

Pour la plupart des citoyens de la République de Trinité-et-Tobago, les villes et villages situés dans la Bouche du Serpent – Icacos, Columbus Bay, Bonasse, Cedros, Erin –– et les villages de l’intérieur des terres tels que Chatham, Fullerton, Guapo, Coromandel et Cap-de-Ville –– ne sont rien d’autre que des taches d’encre sur la carte de l’île de la Trinité. Mis à part leur attrait douteux en tant que villages de pêcheurs pittoresques pour tout Trinidadien fuyant la justice ou ayant besoin d’une cachette rapide, rien de substantiel ne se passe ou ne pourrait se passer dans ces endroits. Ils se trompent. Dans ses romans et nouvelles inspirés par ces mêmes étendues envoûtantes de cocotiers et de plages de sable fin, l’auteur Michael Cozier, né et élevé à Icacos, dément cette perception. 

 

Une deuxième série de noms de lieux aux sonorités exotiques, qui font partie du romantisme de l’île, ravive notre imagination et nous ramène à l’époque de la domination espagnole avant 1797 et à l’époque de la Cedula de Population (1783) : Bourg Grandchemin, Tabaquite, Rancho Quemado, Palo Seco, Lopinot, D’Abadie, Rio Claro, Carenage, Mayaro et Tamana. Si les écrits de Cozier sont avant tout une ode à l’île de la Trinité, à ses ciels, ses mers, ses sons, ses vents, ses couleurs, ses perspectives, ses paysages et à son toucher, ils n’en sont pas moins un témoignage de la culture syncrétique de son peuple : les rythmes africains et indiens des tambours pendant le festival Hosay, le bazar et le bal du Mont Carmel célébrés à Cedros et Icacos. Les gens ne sont plus enfermés dans leurs mythes séparés, mais se fondent dans une émulsion éclectique où l’esthétique prime sur tout le reste dans une poussée vers l’élévation de l’esprit.

 

Sans frontières

Le talent éclectique de Cozier s’étend à divers genres littéraires : nouvelle, roman et thrillers écrits dans le style concis d’un scénario de film doublé d’un storyboard (« Raid across the border » (BFB)). Dans cet univers, l’île de la Trinité fait à nouveau partie de l’Amérique du Sud. Toutes les frontières s’effacent –– le monde invisible n’est pas moins peuplé que le monde visible –– si une diablesse tente d’emporter grand-père Cedeno, Amera la soucouyant est rattrapée par l’aube et Ma Coot prend le dessus sur la « nécromancie » de Franklyn avec son chapelet et son eau bénite. Le sacrifice vaudou d’un coq par La Bruja à Capure sur la côte du Vénézuela en finit une fois pour toutes avec les ennemis de Chaitram ––  Manbode, Rambir et Padam qui se succèdent rapidement dans la tombe. Les rêves aussi sont interprétés pour ce qu’ils valent. 

 

Le temps et l’espace

L’île prend vie avec casuarinas, amandiers, corosols, immortelles, cèdres, mapou baril, cacaoyers et caféiers, ainsi que le bois bandé inestimable que Perez utilise pour fabriquer son “venin de serpent” ; les manguiers ne sont pas non plus de simples arbres : ils regorgent de variétés riches ; les buissons sont soit des parcelles d’épineux, de sauge noire, herbe de la fièvre, herbe couresse ou de “carakeets”. Quant aux pistes, lorsqu’elles ne sont pas en terre battue, elles sont recouvertes de coquillages de tellines ou de nids-de-poule. Dans la plupart des œuvres de Cozier, l’intrigue se déroule principalement dans les espaces confinés de la plage, une seule rue faite de coquillages de tellines et de ses commerces combinés –– la boutique chinoise et le bar à rhum où les hommes se rassemblent, mais dans d’autres, elle s’étend aux villages voisins de la péninsule –– Fullerton et Coromandel –– et couvre même toute la longueur et la largeur des îles à travers Couva et jusqu’à Roxborough à Tobago.

 

Trompeur

Parmi les prouesses littéraires de Cozier figure son habileté à associer des techniques carnavalesques d’une simplicité trompeuse, issues du langage oral de la culture populaire, à des questions psychologiques, sociales, morales, politiques et spirituelles de grande envergure. Les préjugés inter-ethniques ; l’amour et le mariage qui font fi des différences ethniques ; la petite délinquance, les escrocs et les imposteurs, la violence pure et simple ancrée dans la société comme dans “Raid across the border”; la prostitution ; l’institution du bar à rhum du village et ses fidèles clients; les voyous des courses hippiques ; les jeux de hasard le wappee et le whe-whe ; le trafic de drogue ; les valeurs rastafari; et le handicap sont autant de thèmes qui sont passés au crible. 

 

Jatulal et Belinda (PR) affirment leur liberté, refusent de vivre une vie stéréotypée bridée par les préjugés raciaux et les formules sociales. Ils n’accordent aucune importance à « ce que disent les gens » mais façonnent leur vie en fonction de leurs propres sentiments. Leurs victoires, autant personnelles qu’en tant que représentants de leur communauté, affirment leur « identité caribéenne » unique.

 

Le voleur de volaille et les dames de la nuit

En fin de compte, « tout le monde doit manger », comme le murmure Mangro à lui-même lorsqu’un vautour fond sur un poisson mort. La logique veut qu’il se serve des avocats de Ma Bethel, puis qu’il capture un canard et une volaille. Les mères célibataires, les « dames de la nuit », quant à elles, qui se retrouvent au Pressure Cooker (spécialisé dans… euh… la “morue salée”) à Cedros, font des affaires en or – tout le monde doit manger – mais elles soutiennent sans réserve les femmes en grève (NS). La cause des femmes déchues et des mères célibataires revient constamment chez certains des personnages dépeints.

 

Le jargon

Si le moyen d’expression privilégié par Cozier est principalement l’idiome oral, avec les tournures familières du jargon de Trinité-et-Tobago, les lecteurs non trinidadiens se tourneront sans doute en vain vers le dictionnaire de Lise Winer (Dictionary of the English/creole of Trinidad and Tobago). Certains termes hautement spécialisés défient toute traduction : obzucky, rambunctious, bazoodee, cunumunu, macomère, infracturation, ambeeyance, silloette, soodonim, too-tool-bay, tuncy wuncy… et cette liste est loin d’être exhaustive. Cock’s comb ? Cock’s chrome ! Écrivez ce que vous entendez. 

 

Avec une liberté littéraire inégalée, le langage local traduit « samaan » par « salmon ».

Balo parle hindi lorsqu’il rencontre Jatulal pour la première fois. Tipsy Badloo chante la dernière chanson à la mode : « Janewale doolahana… » et le destin de Boboy dépend de son espagnol approximatif lorsqu’il essaie d’acheter une glace à Consuelo –– l’Amérique du Sud n’est jamais bien loin! Les préjugés, profondément ancrés dans la société, ne sont pas seulement inter-ethniques : les petits insulaires sont supposés inférieurs à tous les Trinidadiens : « … la première erreur du patron est d’embaucher un Grenadien… Vous savez que les Grenadiens ne savent pas mesurer… » Les paradigmes dramatiques familiers de Trinidad sont mobilisés : le superviseur Trident « jette un coup d’œil au désordre et dit à l’entrepreneur de « courir, disparaître, se cacher… »

 

Changement de registre

Si ces pages sont parsemées de jurons trinidadiens, la liberté littéraire propre à l’auteur permet que le lecteur remarque à peine le passage à un registre anglais standard comme dans « The investigation (L’enquête) » (FEBN). Si la voix de Cozier est la voix authentique du peuple, cette même voix devient grammaticalement consciente d’elle-même. Granny, dans « More questions than answers » (BFB), se montre à la hauteur de la situation, affirmant son importance et son autorité avec ses « s » bien placés :

“…Like you gets you head all mixed up, son.”

“…I tolds you gambling is an abomination of the Lord.”

“So that is the kinds of idolatry you does be up to…”

“And you wants to marry a girl like that?”

 

Une maison pour M. Balo

Les thèmes de la maison et du déplacement refont surface dans les œuvres de Cozier : Balo construit une maison avec des matériaux rejetés par la mer. Le surveillant mulatto Brown brûle la maison. En regardant la dévastation, Balo dit à Jatulal : « Je la reconstruirai. » Cette simple déclaration exprimant la résilience renferme la seule voie à suivre pour les peuples colonisés du monde : rejeter la posture de victime, se retrousser les manches et « reconstruire ». Les femmes du village d’Icacos qui organisent une grève « Plus de morue salée ! » (adaptation locale de Lysistrata d’Aristophanes ?) remportent leur cause en contraignant leurs hommes à mettre fin à leurs jeux de hasard, le whe-whe.

 

Le rôle de l’artiste dans la société

Les artistes –– Belinda et ses ouvrages au crochet; M. Smart le conteur; Tanzie le calypsonien; et Copay, le chanteur de gospel, jouent tous un rôle d’agents d’élévation sociale grâce à une conscience plus aiguë du bien et du mal qui régissent la société, de leurs propres défauts et de ceux de leur communauté. Quant au personnage de Wilhemina, elle atteint des sommets poétiques en tant que maîtresse de l’art de la double entente; mais son ennemie jurée, Surujdaye “la squelettique”, n’est pas en reste lorsqu’elle recourt à des comparaisons pittoresques pour décrire « la personne empâtée et obzocky » de Wilhemina et ses « deux fruits à pain surdimensionnés ».

 

L’histoire dans l’histoire, pour ainsi dire, libère l’auteur de toute responsabilité de prendre position sur les questions sociales et économiques. C’est M. Smart qui l’a dit, pas moi. 

 

Voyages dans la conscience — y a-t-il du bon en moi ? 

De nombreux personnages de Cozier passent d’une existence “au jour le jour” à une conscience augmentée de soi, puis finalement à l’épanouissement personnel. Si leurs voyages captivent notre attention et sont chargés de messages psychologiques, sociaux, politiques et spirituels, la culture du rire qui découle du genre carnavalesque de l’écriture de Cozier accompagne ces mêmes voyages alors que les personnages trébuchent et tombent en cours de route. 

 

Un processus psychologique clé traverse ces récits comme un fil conducteur : la capacité d’une personne à révéler une autre personne à elle-même, voire à toute une communauté, à agir comme un agent du destin. La thérapie et l’épanouissement personnel prennent la forme du sport ou des arts : le cricket et le football sont les instruments utilisés par le directeur Percival Hill et le père Thursday pour éveiller leurs élèves et toute la communauté d’Icacos à eux-mêmes à leur potentiel. De même, Pedro Silva est pris en charge par Ras Lessy et son épouse Empress Naomi, qui l’encouragent à libérer son potentiel et à se diriger vers une brillante carrière. Le processus fonctionne dans les deux sens : Ras Lessy, alarmé lorsque Pedro lui offre du weed en cadeau, prend conscience de son immense responsabilité envers la sécurité de Pedro, arrête de fumer du weed et remporte également une victoire personnelle. 

 

On peut également lire un paradigme réussite-échec dans l’ensemble des œuvres de Cozier. Quelles que soient les promesses que la vie réserve à chacun, elles peuvent être tenues ou trahies, soit en passant délibérément sa vie à se vautrer dans des « eaux troubles », soit en développant une conscience de soi suffisante pour sortir de ces eaux et se dépasser. Arthur propulse le boxeur Sonny Preston vers la célébrité. Le jardinage devient une thérapie pour Frieda Prieto, qui rejoint la famille Mangro.

Expert et pasteur

La distinction entre le pouvoir véritable et les attributs du pouvoir est un autre enjeu de ces récits. Le surveillant Brown ne peut compter que sur son fouet et les mauvais traitements qu’il inflige aux ouvriers du domaine. Le pouvoir véritable est entre les mains des ouvriers. Les soirées whisky Watson-Brown sur la véranda ne sont que les attributs du pouvoir. Leur effondrement, lorsqu’il survient, est total. 

 

La religion offre trop souvent un espace à l’ingéniosité des escrocs, qu’il s’agisse de l’imposteur, le Pasteur Dudley, ou du voleur de voitures, le Pundit Ramsahai. Si l’église et l’état ne parviennent pas à soutenir l’ambition de l’individu de s’élever au-dessus de sa condition, la modernité des œuvres de Cozier réside dans ce que l’on pourrait appeler une approche existentialiste de la vie, selon laquelle les êtres humains utilisent leur liberté personnelle pour passer d’un mode d’existence au jour le jour, imposé et conditionné, à un mode dynamique, en devenir, dans lequel ils prennent en main leur propre destin et s’émancipent au cours du processus.

 

Qui est ton père ?

Les masques, tout comme les surnoms, nous permettent d’essayer différentes identités. La capacité des Trinidadiens à imaginer et à se déguiser de différentes manières reste fertile : le superviseur de Trident s’appelle ni plus ni moins que John G. Kennedy et l’agent de recouvrement bombe le torse et marche « comme Arnold Schwartzanigger ». La mosaïque colorée de surnoms qui parsèment les pages enferme aussi les personnages dans une identité caricaturale : Force Ripe Man, Mangro la Mangouste, Zip Mouth Doreen, Le Skipper, Mad Dog, Battle Axe, Fancy Crapaud, Sailor, Wahoo et Chaka, Sinbad le Marin, Toto Crab, Santa Flora, Tax, Crevedo ; sans oublier Guava Root, Lagoon Shark, Red Ganze, Gandy, Jupiter, The Squirrel et The Pest. Un jeune homme échoué de nuit à Cedros trouve de quoi se nourrir et s’abriter : « Qui est ton père ? » « Whiteman. »

 

La justice poétique

Les vertueux récompensés ? Les « méchants » punis ? Les surveillants Brown et Watson reçoivent-ils leur dû ? Le prêtre hindou démasqué comme étant un vulgaire voleur de voitures et arrêté par le sergent Talbot ? Le pasteur démasqué ? La justice poétique ne s’applique que dans une certaine mesure dans les œuvres de Cozier. Sur fond d’images stéréotypées de la mer, du soleil, du sable et des rires des îles des Caraïbes, une sombre face tragique nous laisse profondément troublés. Aucune action humaine n’a jamais le pouvoir de faire face aux cauchemars de la piraterie et à la menace constante de mort par noyade auxquels les pêcheurs d’Icacos sont confrontés quotidiennement pour gagner leur vie de manière précaire. Lors d’une de ces attaques, Bolo se noie : Bolo, le jeune homme « qui marchait dans la joie et le rire… Maintenant, Bolo n’était plus qu’un morceau de chair gonflé dont se régalaient les charognards de la mer ». Junkers sombre dans les profondeurs de la mer en essayant de sauver Lando (FEBN).

 

Comédie haut de gamme — tombeaux et cercueils 

Seul le rire apporte un soulagement, à tel point que même la mort ne devient plus un événement solennel. Un autre talent de Cozier réside dans la facilité avec laquelle il passe de l’irrévérence de Mme Lakpatia envers les morts au pathos de « The strong angel » (BFB), où la voix narrative revient à un anglais standard.

Mme Lakpatia dit de son défunt époux :

« … il est mort comme un semp, les deux pieds en l’air. »

Lazarus dirige une entreprise florissante de vol de cercueils qui manque de causer la perte de Frankie, tandis qu’Ebennezar Trotman réussit à se reconvertir de fabricant de cercueils en constructeur de pirogues. (FEBN).

 

Notre rire s’arrête lorsque nous lisons « The strong angel ». Cozier, héritier incontesté de Samuel Selvon, écrivain trinidadien d’immense talent, se méfie de ce même “rire kiff-kiff” des West Indians dans The Lonely Londoners de Selvon :

« Sous le rire kiff-kiff, derrière la ballade et l’épisode… un grand manque d’objectif, un grand mouvement agité et oscillant qui vous laisse debout au même endroit. »

Peut-être que notre rire même révèle quelque chose sur nous ?

 

Diviser pour régner

Un gigantesque banquet de plats créoles mijote dans des marmites : boudin noir, fruit à pain et queue de cochon, mabi, soupe de talon de vache, poisson frit de Maman Gladys, galettes, court-bouillon de poisson, paella au poulet, pain à la noix de coco, boissons au cacao, les incontournables gâteaux à la noix de coco et caramel crémeux. Le fossé culturel et ethnique se creuse : « les chulhas brûlaient d’un côté… des colonnes de fumée bleue s’élevaient des poêles à charbon ». Wilhelmina est fière de son plat à base de viande salée :

« Oui, mon garçon Tanzie, de la viande salée dans notre riz aux pois. Nous ne sommes pas radins comme ces coolies là-bas qui ne mangent que du potiron et des naans. » 

 

Les forces capitalistes

Entre 1960 et 1964, pas moins de 230 grèves ont été organisées à Trinité-et-Tobago. Avant de décider de mener la grève sur le domaine, Jatulal étudie les notes de son père militant (PR). Lucia rend visite à son neveu Jonah, président du « Trident Base Union à Point Fortin », pour lui demander conseil sur la manière d’organiser une grève. Le récit de Cozier sur la résistance, ainsi que la lutte permanente de Seuklal pour acquérir une paire de chaussures d’une certaine marque et son échec final (« The elusive shoe » (FEBN)), rappellent la relation des gens avec le monde matériel capitaliste, avec les objets de désir, la privation, l’acquisition et leur impact relatif sur le bonheur ou le malheur des gens.

 

La relation entre les êtres humains et la terre est un thème récurrent dans les œuvres de Cozier. Une abondance de vie aquatique et terrestre est représentée aux côtés de l’humain : poissons-rois, daurades rouges, carites, écrevisses, crabes bleus, conques, vivaneaux, daurades grises, crevelles Jack et gorettes, poulets de Rhode Island, moutons, taureaux, vaches et ibis rouges cohabitent en symbiose avec les habitants des sables d’Icacos.

 

Imagerie 

Sons, images, textures, formes et couleurs abondent dans les écrits de Cozier. N’ayez crainte, cette île aussi regorge de bruits, de sons et d’airs mélodieux. Les ânes braient. Les coqs chantent. Les voitures font « whish, whish ». Les grenouilles coassent. Les hiboux hululent. Un Bruce Lee d’Icacos manie son sabre de samouraï : « Whatap ! What ! Whap ! » 

 

Si les écrits de Cozier s’inspirent des tableaux carnavalesques de la vie dans les plantations et des environs du bar à rhum, des envolées poétiques abondent, même si elles vacillent au bord de l’ironie, l’auteur conscient de lui-même nous faisant un clin d’œil. Belinda et Jatulal « étaient assis, fixant le ruban de lumière tremblotant que la mince lune projetait sur l’eau », une brise marine fraîche « s’infiltrait dans la pièce » et « des gouttes de rosée scintillaient comme de minuscules diamants sur les feuilles et l’herbe partout ». Le soleil se lève ? Une « lueur cramoisie » envahit le paysage. La nuit, le ciel s’anime de « lumières célestes ». Le coucher du soleil ? « Le soleil a troqué son éclat jaune contre un rouge lave en se glissant derrière la mer lointaine. »

 

Deux tropes maintiennent une certaine tension dans l’écriture de Cozier : l’un, celui de la lumière qui célèbre l’éden d’une île d’autrefois, l’autre, celui de l’effondrement, de la saleté et de la crasse alors que l’éden sombre dans l’enfer. Des signes inquiétants sonnent l’alarme, véhiculés par les images elles-mêmes. Le magasin de Tewarie symbolise un monde précaire qui s’effondre : « Son toit en tôle ondulée rouillée semblait glisser… ». 

 

L’île entière serait-elle en train de rouiller ? Lorsque les éléments mêmes sont hostiles aux matériaux du village, une question légitime se pose : ce village, cette île même, peuvent-ils aspirer à une quelconque permanence ?

 

Moi victime? Pas moi !

Les œuvres de Cozier réfutent totalement l’idée selon laquelle la stagnation morale serait une conséquence fatale de l’héritage colonial. Non seulement elles nous offrent un miroir qui reflète des vies inachevées et les fantasmes d’épanouissement personnel qui les accompagnent, mais elles atteignent également l’objectif bien plus ambitieux de toute entreprise artistique, qui consiste à explorer le parcours dynamique entre l’être et le devenir, un processus qui ne peut être accompli sans une conscience accrue.

 

Si les sports spectaculaires – cricket, football et boxe – représentent des défis tant pour les personnages individuels que pour l’ensemble de la communauté, les œuvres de Cozier ont une portée bien plus large, allant au-delà du sport pour aborder de manière plus complexe le développement psychologique des personnages, qui dépend à son tour du développement social, moral, politique et spirituel de la société dans son ensemble.

 

Si la voix “moi-victime” n’est que trop familière dans une grande partie de la littérature post-coloniale –– l’écrivain échoue si son écriture n’est pas suffisamment « noire » ou 

apitoyante ––, Cozier, par un simple tour de passe-passe dans son roman PR, renverse la situation, retourne la médaille pour révéler une autre Trinité-et-Tobago, celle de gagnants qui mènent leur quête en riant tout au long du chemin. C’est le chemin qui relie l’être et son devenir.



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