24/11/2024
La couleur jaune et ses gradations qui prédominent dans les tableaux de Messe Bidias nous plonge d’emblée dans un discours sur le pouvoir. Si la relation de l’homme avec le monde, depuis les dessins dans les grottes, se révèle à travers toutes formes artistiques, la couleur jaune, dans l’alchimie (citrinitas), serait la couleur de la puissance, de la souveraineté et du contrôle. Le jaune, c’est l’or, l’attribut des dieux et des rois qui tirent leur pouvoir d’en haut. Mais puisque nous sommes en plein discours igbo dont le principe de base de sa cosmologie est “le double”, la symbolique psychanalytique de la couleur jaune retrouve son “double” sous forme du masque fang du peuple ngil du Gabon qui figure dans quelques tableaux de l’exposition. L’éternel retour? En effet, le sens du masque (et ses nombreux ersatz dont les voiles et les lunettes de soleil), depuis les années Covid, a été mis sous la loupe ces dernières années.
Les liens entre l’humain et le sacré
Nous sommes en plein discours sur la nature et l’exercice du pouvoir en Afrique post-coloniale. Un pouvoir légitime? Un pouvoir qui ne serait que connivance avec les multiples pratiques de corruption que certains tableaux mettent à l’avant-plan? Les masques d’antan, dont la fonction étaient de représenter les liens entre l’humain et le sacré, retiendraient-ils leur vertu de contrebalancer tout pouvoir illégitime ainsi que des abus de pouvoir?
Là est toute la question.
Dans les tableaux exposés qui portent de nombreux discours, c’est le duo jaune-masque fang qui nous interpelle. D’après le musée de l’histoire naturelle du Havre, le masque fang était l’instrument par lequel la société secrète des Ngil du Gabon rétablissait l’ordre social. Société secrète? Forcément, car société de résistants au statut quo interdite par les colons. Le pouvoir, exercé de par le monde de tout temps par une minorité—soit rois et aristocrates, soit les classes dirigeantes actuelles (aussi démocratiques soient-elles)—qui fait miroiter son idéologie comme un ordre universel, s’est toujours trouvé contrebalancé par la rage sourde des laissés pour compte. Aujourd’hui, ceux-ci, peu ou mal armés, se trouvent hors de l’orbite de l’histoire, des êtres nostalgiques du règne d’un âge d’or qui permettrait à tout un chacun de retrouver une relation juste, voire spirituelle, avec le collectif; des êtres qui, selon Léonora Miano: “…traînent une vie qu’ils n’ont jamais pensée…C’est de vivre pour rien qu’ils mourront un jour prochain et que le monde n’en aura rien à faire.”
Sorcier-artiste

Dans les sociétés traditionnelles, s’il incombait aux sorcières et sorciers de tirer au clair le sens profond du chaos des événements pour que leurs concitoyens puissent prendre conscience des règles des processus sociaux et historiques; résoudre pour eux l’énigme des relations essentielles entre l’homme et la nature et l’homme et la société; aider la personne humaine à retrouver le chemin vers la vie collective; fusionner le personnel et l’universel; et à restaurer l’unité perdue de la race humaine, l’humanité garde dans son sein la nostalgie de cet équilibre perdu.
Si l’art est l’enfant de la magie, l’artiste, pour sa part, ne serait-il pas doté du même pouvoir du sorcier-magicien qui permette d’avoir un aperçu des justes relations à travers le chaos?
Le principe du double
D’après le dicton igbo: Ife kwụlụ, ifé ákwudobé yá, ife dị, ife ádịdobe yá.
“Là où se trouve une chose, se trouve autre chose à côté.”
La matière et l’espace igbo sont caractérisés par le principe du double—visible/invisible; personne/alter égo; corps/esprit; homme/femme; jeune/vieux; noir/blanc. Ce leitmotif du double traverse les tableaux ici exposés et semblent inspirer les encadrés—est-ce une fourmis? Une créature extra-terrestre? L’inconscient? Nous voilà à des années-lumière de la perception cartésienne, déconcertés face au principe clef de la civilisation de l’Afrique ancestrale qu’est l’unité, laquelle ne marque aucune frontière entre le monde visible et le monde invisible.
Comment interpreter cette structure du tableau dans le tableau, ce dualisme? Si emboîtement, mise en abîme, effet droste, sont des techniques artistiques employées depuis l’époque médiévale jusqu’aux temps modernes, ce serait surtout au “tableau dans le tableau” du peintre hollandais, Johannes Vermeer, que font écho les tableaux “doubles” de Messe Bidias. De la même manière que la science linguistique nous a appris qu’aucun “signifiant” n’a de sens que par sa relation avec un autre, Messe Bidias semble suggérer que nous ne pouvons appréhender une réalité quelconque à sa juste mesure sans tirer les conséquences de la dynamique suscitée par son “double”.
Sapeur? Sagaboy?
Que signifie ces personnages habillés en “sapeurs” à la mode des années 1920 dans le Bacongo à Brazzaville ou en sagaboy, personnage qui a figuré et dérangé dans la culture de Trinité-et-Tobago dans les années 1940?
Ces tableaux chevauchent le passage du milieu, les deux rives de l’Atlantique, par l’affirmation de la rencontre vitale et fertilisatrice entre la diaspora africaine et le vieux continent. A Trinité-et-Tobago des années 1940, le sagaboy fit son apparition. Portant un costume de couleur différente chaque jour de la semaine, il s’immobilisait au même endroit tous les jours. Ses accessoires étaient encore plus criards—de son gousset pendait une chaîne en or qui tombait jusqu’au sol. Il en portait une autre au cou. Sur chaque doigt, deux bagues en or. Une toilette toujours irréprochable. Chaque article de son accoutrement devait être le plus cher sur le marché. Et neuf.
Initiatique
Le refus des saga boys de se mettre au diapason des bonnes moeurs de la société coloniale et de leurs notions de respectabilité ainsi que leurs rodomontades mettaient mal à l’aise les personnes de leur entourage et les passants. Le comble de l’ironie, c’est que les explorateurs européens, en s’aventurant aux Caraïbes, cherchaient le El Dorado qu’ils ne l’ont pas trouvé, mais ce serait le sagaboy, par l’importance de l’or—jaune—dans son accoutrement, qui doterait de sens cet el dorado, ce “citrinitas”. Il se positionne ainsi à l’aube d’une nouvelle identité. Voyez-vous, c’est moi, mon humanité, votre el dorado. Regardez-moi enfin. Je suis à la quête d’un nouveau totem. Ce personnage, descendant d’esclaves, nié par l’histoire, n’avait aucun rôle social là où il se trouvait. Amputé de la vie collective du vieux continent, il avait tout à reconstruire, toute une nouvelle relation à établir avec le monde. Il n’était qu’au tout début de cet exercice. Il s’immobilise. Le temps s’arrête. Tout devait être neuf—car c’est le moment initiatique—pas seulement ses accoutrements mais sa relation avec le temps et l’espace, avec la nature et avec la société où il se trouvait.
Sagaboy et sapeur se trouvent tous deux hors de l’orbite de l’histoire, ne se définissent plus par rapport à une vie collective, ancestrale ou actuelle. Amputé de leurs liens vitaux avec une communauté où ils avaient eu leur place d’antan, ils ne seront plus au repos. Le colon, lui, est assuré du repos. Celui-ci jouit d’une relation totale avec le monde établie une fois pour toutes, jamais remise en question, même si aujourd’hui on parle du tout-monde, concept véhiculé par le symbole du rhizome et un discours sur la créolisation. Par contre, colonisé, déporté, exilé, migrant, s’installent, eux, dans un état d’anxiété permanent, jamais au repos. Ils ont perdu leurs repères. Quelles options s’offrent à eux? Singer le colon? Être plus Blanc que le Blanc? Nous savons que la toute première exigence des esclaves de leur propre identité devait passer par les caricatures de leurs patrons dans le genre des carnavals des Amériques-Caraïbes.
S’envoler comme Salomon
Notre peintre, tout d’abord, semble interroger la relation que les personnages africains ont avec ces terres d’un autre continent, avec une histoire qui n’est pas la leur. Mais sont-ils bien africains, ceux qui ont dû subir le passage du milieu et peuplent par millions les Amériques et les Caraïbes? Que leur reste-il de leurs foyers africains, de leur mémoire, de leur relation ancestrale avec le monde, de leur relation avec le temps et l’espace? Faudrait-il recourir aux mythes, s’envoler comme Salomon dans le roman Song of Solomon de Toni Morrison? A noter, en effet, parmi les symboles qui figurent dans quelques tableaux de Messe Bidias, le sceau de Salomon. Puisque l’endroit des tableaux de Messe Bidias nous interpelle sur la question du pouvoir, de même manière, l’envers des tableaux porte un discours sur un contre-pouvoir qui aurait sa source dans les arcanes de la sorcellerie, de la mystique ou dans la connaissance ésotérique. Le symbole de la clef figure à répétition dans les tableaux du peintre. Si, chez les Bambara, la clef signifie pouvoir et commandement, d’autres symboles, dont le yin et le yang, font écho au principe du double, de l’envers et l’endroit.
Comment faire face à la violence de ce monde? Si le peintre reprend le symbole “peace and love” des hippies, c’est le masque qui serait le symbole par excellence de l’alpha et l’oméga des civilisations africaines. Si les descendants d’esclaves de la diaspora africaine des Amériques et des Caraïbes ont intégré le masque dans leurs divers carnavals, ce masque ne fonctionne pas comme un souvenir lointain du continent ancestral mais devient un objet dynamique révélateur de sens.
Mieux devenir sapeur ou sagaboy en arrêtant le temps et en s’immobilisant. Puisque le temps et l’histoire du colon ne sont pas les nôtres, notre espace restera un non-foyer que nous coloniserons. Entretemps, je refuse de rester invisible. Faîtes-moi exister en me regardant. Je suis ailleurs. J’attends.

Soca et dreads
Leur nuit d’attente, leur veillée, ne seront pas long—à peine quelques années de gestation, dès l’avènement du jazz et des blues, pour que la matrice afro-américain-caraïbe donne naissance, non seulement à un nouvel être mais à un nouveau monde de canboulay, calinda, rythmes afro-américains, un monde afro-caribéen où les carnavals se réapproprient les masques; aux junkanoo, soca, de parures dreads—les figures sapeurs-sagaboy (même un clin d’oeil d’Arlequin dans ces costumes rapiécés?) en sont coiffées—du culte rastafari qui puise sa source dans la Corne de l’Afrique. Le calypso, genre musical qui a ses origines à Trinité-et-Tobago, reprendra le genre des chansons d’appel-réponse des canotiers du Sierra Leone.
Pourquoi s’étonner si le masque, surtout le masque fang de la société secrète ngil, refait son apparition précisément sur la figure du sapeur-sagaboy? Où qu’il se trouve, en Louisiane, à Port d’Espagne, à Rio, les yeux mi-clos contemplent la scène de la diaspora africaine et la frénésie de ses carnavals. Le pouvoir de ce masque est à craindre; car n’y aura-il punition, rétribution, règlements de compte? Les écarts de comportement ont trop duré. Tous les peuples d’origine africaines échoués sur ces nouvelles rives sont à la quête de nouveaux totems qui tardent à prendre forme. Comme sapeurs et sagaboys, ces peuples de la diaspora sont à l’aube d’une nouvelle ère, de nouveau en gestation. Eux, et le vieux continent, attendent.
Qui suis-je? Où suis-je? Comment suis-je? Puis mon cri retentit de par l’univers—pourquoi, mais pourquoi, suis-je? Indique-moi le chemin de mon devenir. Car je n’ai jamais été si seule dans ma communauté “ancestrale” du vieux continent. Je mourrai de ma solitude. Je suis un être sans passé, sans profondeur, sans avenir, condamné à me reproduire sans fin, récursif, fractal. Dessine un encadré pour représenter comment je me rêve. C’est ce même discours de quête d’identité qu’on semble entendre par le port des dreads dans les compositions des tableaux de Messe Bidias, représentatifs du culte rastafari. En voyage de nouveau en Afrique après les indépendances, V. S. Naipaul, dans son roman Le masque de l’Afrique, pose de nouveau ces questions de l’identité et du devenir du continent africain.
Le masque serait le médiateur entre captif et captateur.
Le pouvoir de la femme africaine
Un tableau s’intitule “Twelve o’clock”. S’agit-il du midi d’une vie? D’un tournant? D’un moment critique? Twelve ‘o clock dans la journée ou la nuit? Un tournant moral? Spirituel? Mondial?
“Voici l’heure propice aux sorcelleries nocturnes, où les tombes bâillent, et où l’enfer lui-même souffle la contagion sur le monde. Maintenant, je pourrais boire du sang tout chaud, et faire une de ces actions amères que le jour tremblerait de regarder.” (Hamlet, Acte 3, Scène 2.)
Sorcières? Prêtresses? Agents des dieux? Porte-paroles de l’autorité? A l’époque pré-coloniale, certes. Que l’encadré d’un buste d’homme soit bien au-dessus de sa tête (“Twelve o’clock”) en dit long sur la perte de la place importante du pouvoir que la femme a détenue en Afrique pré-coloniale. Une jeune femme représentée dans la gloire de sa beauté et de sa jeunesse mais qui semble dans l’attente de l’homme encadré au-dessus de sa tête. Il ne resterait plus à la femme africaine que de se parer et attendre l’homme? Ou devenir homme elle-même? Les encadrés qui figurent dans certains tableaux semblent agir comme des avertissements à ceux qui auront usurpé les pouvoirs légitimes que la seule chance de salut résiderait dans la capacité de chacun à développer sa conscience en refusant de subir les mensonges du statut quo. Car le lieu de vie universel de toute personne, le vrai foyer auquel tout être humain a droit, serait non pas un lieu géographique mais un lieu quasi mystique—sa rencontre avec sa conscience, avec sa personne intérieure.
Matrice, symboles mâle (flèche croisée) et femelle (pas ouverte) ainsi qu’une enveloppe fermée, figurent parmi les nombreux symboles qui se substituent aux traits des hommes-pouvoir. Renâitre? Renaissance? Une connaissance secrète? Des messages à déchiffrer? Dans ces tableaux, tradition et modernité se rencontrent, se fertilisant l’un l’autre. Un tableau intitulé “Together but apart” fait de nouveau écho au thème de la recherche de l’unité perdue. La profusion de symboles dans ces œuvres deviennent un puits sans fond de signification et laisse supposer que l’art aurait un rôle salvateur dans le destin de l’humanité par sa capacité, comme le masque, à porter une signification mystérieuse.
Entretemps, depuis les lieux sombres de nombreux sociétés secrètes, le masque du peuple ngil reprend ses droits comme l’ultime forme de l’autorité, du pouvoir et du contrôle social. Par des yeux mi-clos, il regarde.
Hors temps, hors espace, lui aussi, il attend.
Autrice: Clara Mohammed-Foucault
Clara Mohammed-Foucault est née à Trinidad et réside en France. Elle a été professeure d’université et Fonctionnaire au BIT à Genève.